Cela a été dit et redit, mais encore aujourd’hui, cette association sonne comme un canular. Lou Reed et Metallica sont catalogués comme faisant du rock, certes, mais ce genre couvre un très large spectre au sein duquel Lou Reed et Metallica sont diamétralement opposés. D’un côté vous avez les rois californiens du speed metal viril qui vend des albums par camions entiers, et de l’autre l’intello edgy de New York qui truffe ses longs textes de références littéraires et de questionnements sur l’identité sexuelle. Mettez un fan de Reed et un fan de Metallica dans un ascenseur bloqué, et je vous jure qu’une fois qu’ils auront parlé de la météo, ils vont vite trouver la foi et se mettre à prier pour que le dépanneur se magne. La seule chose sur laquelle ils pourront se mettre d’accord, c’est que Lou Reed et Metallica dans un studio, ça fait le même son qu’un chat et un chien dans un sac en toile. Dire que les critiques n’ont pas aimé Lulu, c’est à peine effleurer la vérité. Ce n’est pas un mince exploit qu’accomplit l’album. Jugez plutôt : Lulu parvient à être considéré presque à l’unanimité comme le pire album de Lou Reed, le pire album de Metallica, et par conséquent l’un des pires albums de rock de tous les temps. Les retours étaient si mauvais que pendant plus de dix ans, j’ai refusé de constater par moi-même l’ampleur de la catastrophe. Ce n’est que pour la préparation de cette émission que j’ai décidé de sauter le pas et de m’y confronter enfin.
Il a fallu, je ne vous le cache pas, amortir le choc de la première écoute. Effectivement, la pertinence de cette collaboration ne saute pas immédiatement aux oreilles, et c’est d’abord l’incroyable laideur du projet qui m’a saisi à la gorge. Pour justifier l’existence de son glorieux glaviot musical, Reed se base sur l’œuvre de Frank Wedekind, un dramaturge allemand qui, par son acharnement à explorer tous les tabous sexuels dans une société pudibonde, fut au théâtre du XIXe siècle ce que le Velvet a été à la pop des années soixante. La fameuse Lulu dont il est question ici est donc l’héroïne de sa pièce La Boîte de Pandore, une descente aux enfers bien énervée qui rappelle au age la noirceur sans concession de Berlin. C’est une nouvelle histoire déplaisante qui nous est racontée, jamais édulcorée par la forme, aussi repoussante que le fond. Exténuée par le temps et les excès, la voix de Lou Reed lutte dans un gargarisme endolori pour percer le boucan orchestré par Metallica. Les fans du groupe n’ont pas é d’entendre un vieux dégénéré maugréer des obscénités en lieu et place de leur James Hetfield adoré, chanteur guitariste pour lequel je n’ai guère de ion et dont la participation vocale se cantonne ici à quelques interventions parfaitement ridicules. Les morceaux semblent être moins des compositions que des longs jams informes qui s’arrangent toujours pour s’achever dans un foutoir complet. Cerise sur le gâteau, l’album est d’une longueur qui confine au sadisme : une heure et demie, c’est le temps que vous mettrez pour en arriver à bout, si bien sûr vous en avez la patience.
Longtemps, j’ai voulu croire que Lou Reed ne pouvait pas faire preuve d’un tel mauvais goût, que Lulu était un dérapage volontaire pour emmerder le monde entier, une farce situationniste dont Metallica étaient les dindons. Mais non, tout cela est très sérieux, et comme à chaque fois que Lou Reed a promu un disque difficile, il ne s’est pas gêné pour dire en interview que c’était la meilleure chose qu’il avait faite. Il est probable que Metallica n’ait pas compris exactement où ils mettaient les pieds, mais ils étaient volontaires pour se laisser balader. L’enregistrement n’a pas tous les jours été une partie de plaisir. Au cours de celui-ci, Kirk Hammet et James Hetfield se sont effondrés en pleurs, tandis que Lars Ulrich s’est vu menacé physiquement par un Lou Reed pas aussi grabataire que prévu. Mais face aux retours assassins, le groupe n’a jamais cédé : ils n’éprouvent pour le projet que gratitude et fierté. Lulu n’a rien d’ironique, l’appréhender en espérant y déceler de la malice, ou pire, du cynisme, est la pire offense qu’on puisse lui faire.
C’est une œuvre qui ne s’excuse pas d’exister, elle vous jette la vulgarité de son concept à la tronche avec un grotesque assumé, elle se fout éperdument de vos convenances, de vos critères esthétiques ou de la dignité que des rockeurs vieillissants se devraient d’exhiber absolument. Et au fur et à mesure que mes oreilles s’adaptent, non sans mal, à cette proposition malade, je découvre parmi ses difformités de véritables raisons de m’émouvoir. Un peu plus tôt, je laissais entendre un vague parallèle entre Lou Reed et Frank Wedekind. Pourtant, cela me paraît clair désormais : Lou ne s’identifie pas à l’auteur, mais bien à sa créature, celle qui donne son nom à cet album conspué. Lulu est une jeune femme mal-née, une marginale précipitée dans les griffes d’hommes qui, au prétexte de la civiliser, l’exploitent et la brutalisent. Mais Lulu n’est pas une victime comme on les aime. Elle survit en se découvrant des armes redoutables ; elle séduit, elle manipule, elle fait preuve de cruauté, au point que tous ceux qui souhaitent l’amadouer vont regretter de l’avoir rencontrée. Elle se sert du vice des autres pour assouvir les siens, et ainsi obtenir de l’existence ce qui lui semblait de prime abord intouchable. En chemin, elle piétine toute moralité, obstacle à son ascension sociale. Malgré cela, ses prétendants demeurent nombreux. Les fanatiques vertueux qui veulent la voir rentrer dans le rang en fantasmant des méthodes punitives, les amoureux idiots qui croient pouvoir la sauver d’elle-même, et autres vautours aux obsessions douteuses, tous ceux-là, Lulu les défie avec les provocations outrancières que Lou Reed chante pour elle. Que viennent-ils chercher en rampant, ces misérables ? Qu’espèrent-ils satisfaire en la courtisant, elle, que toute tendresse a déserté, elle, qui n’a pas plus d’amour pour les autres que pour elle-même ? Qu’est-ce qui les attire tant, alors qu’elle s’enfonce inexorablement dans les ténèbres, sont-ils suffisamment aveugles ou désespérés, pour la suivre jusqu’au point de non-retour ? Ces questions, elles s’adressent bien sûr à l’auditeur, et particulièrement au fan de Lou Reed qui voit son iration mise à mal.
Lulu est un disque qui semble corroborer la thèse selon laquelle Lou Reed n’en aurait jamais rien eu à faire de ce qu’on pouvait penser de lui ou de son travail, que son instinct artistique était la seule chose qui lui importait. Et pourtant, je ne crois pas du tout à l’indifférence légendaire du new-yorkais. Ce type a souffert d’un tel vide affectif qu’il a é cinquante ans de carrière à s’interroger sur ce qui le reliait encore à l’humanité. Rétablir un lien de confiance réciproque avec autrui, c’était sa quête du Graal à lui. Il aurait voulu qu’on s’enthousiasme sur ses projets, que la presse cesse de se lamenter sur la fin du Velvet comme s’il n’avait rien fait depuis, que le public achète ses disques. Mais c’est croire en une thérapie magique que d’espérer être accepté de tous. Surtout lorsque, comme Lou Reed, on sort allègrement du cadre de la normalité. Ce n’est pas tant qu’il refusait d’être consensuel ; il en était proprement incapable. Il s’y était essayé dans les années quatre-vingt, avec les piètres résultats qu’on connaît. Et à ces tentatives d’escroqueries, je préfère cent fois la franchise d’un Lulu horrible mais réel. Bien sûr, tous les biographes vous le diront, c’est plus simple de clore la vie d’un artiste avec une œuvre crépusculaire comme Songs For Drella, qu’avec le coup de poing dans le ventre musical qu’est Lulu. Voilà pourtant une épitaphe cohérente à l’histoire de Lou Reed. Pour lui qui a tant de fois déconcerté par ses choix artistiques, quel meilleur bouquet final que le sommet radioactif de sa discographie ? Lulu est d’ailleurs fidèle à un principe qui fut le fil rouge de son existence. Pour mériter la beauté, il faut cre la merde à s’en arracher les ongles.
Au bout du disque, une fois l’héroïne éponyme sacrifiée dans une mort violente et subite qui aurait aussi bien pu être la sienne, Lou Reed dévoile son ultime composition, Junior Dad. Alors que la maladie est entrain de gagner la partie, il s’absorbe dans la contemplation de son reflet qui se désagrège lentement. Qui aurait pu penser qu’il atteindrait un jour l’âge vénérable de soixante et onze ans ? A quelques pas du néant, il constate, enfin, des traits en commun avec son père défunt qu’il n’a jamais pardonné.
“The greatest disappointment / Age withered him and changed him / Into Junior dad / Psychic savagery / The great disappointment / The great disappointment”
“Le plus grande des déceptions / Les années l’ont affaibli et transformé / En papa junior / Sauvagerie psychique / Le plus grande des déceptions / Le plus grande des déceptions”
Extrait du podcast "Lou Reed, le pire d'entre eux", émission complète disponible ici :
https://graine-de-violence.lepodcast.fr/lou-reed-le-pire-dentre-eux-integral